Musique de tradition populaire

Les Sources

Depuis la fin du XXème siècle, la pratique de la musique traditionnelle connaît en France un regain d’intérêt ; l’âge d’or actuel que vivent hautbois, fifres et tambours résulte de successives prises de conscience motivées par la force de la nécessité, et la crainte de l’obsolescence.

Des premières revendications culturelles en 1970, au succès fondamental des écoles Calandretas, une dynamique communautaire est parvenue à pérenniser des pratiques artistiques traditionnelles, vestiges d’une société paysanne révolue en bas-Languedoc dès la première guerre mondiale. Les sonneurs de tout bois, en adaptant leurs tablatures aux répertoires venus d’ailleurs, ont pu reprendre peu à peu leur place dans les kiosques à musique et les fêtes votives. Barques de joutes et danse des Treilles étaient auparavant parvenues à conserver jalousement un certain traditionalisme qui aujourd’hui fait école.

Il n’en a pas toujours été ainsi.

Aux XVIIIème et XIXème siècles, les musiciens de bals ou de joutes, assez rares, se faisaient payer très cher, et l’on était contraint d’aller les chercher dans les villages voisins, dans l’arrière-pays, voire dans les départements limitrophes où la révolution industrielle fut moins précoce.

Cette industrialisation du midi de la France, ainsi que l’apport d’autres genres musicaux d’outre-Atlantique, auraient pu porter l’estocada à une pratique instrumentale déjà en péril. D’autant plus que de nombreux interprètes locaux s’étaient déjà tournés vers des instruments appropriés, notamment pistons et clarinettes; ceux-ci étaient la musique, la véritable, tandis les hautbois, archaïques, se trouvaient dénigrés. Certains cadres de réalisation vont pourtant connaître une pratique régulière: les joutes nautiques à Sète, Agde, Béziers; les danses traditionnelles costumées (las Treilhas, le Masque-Cheval) ainsi que les processions totémiques dans certains villages de l’Hérault. Léonce Beaumadier, folkloriste biterrois du XXème siècle, maintiendra toutes ces traditions par la fondation de groupes de danses et la sauvegarde du répertoire sonore sur bandes magnétiques. Il constituera une collection impressionnante d’instruments, de manuscrits, de notes personnelles et de partitions qu’il jouera lui-même au hautbois avant qu’une maladie articulaire le contraigne au recrutement régulier de professionnels; mais à travers son action, et celle des autres majoraux du félibrige, les hautbois, fifres et tambours parvenaient à passer d’une société agraire séculaire à une société paysanne puis rurale1. Le lien avec les premiers revivals folkloriques était bel et bien réalisé.

Les maîtres-sonneurs

On ne doit pourtant la maintenance de l’instrumentation traditionnelle qu’à une poignée de sonneurs. Il s’agit, entre autres, des frères Emilien et Édouard Briançon, exerçant de l’entre-deux guerres aux années 1970, de leur père Albin, descendu des Cévennes pour se produire à Sète, ou encore du Guei, joueur de fifre dans l’ouest du département… Ils se rendaient de village en village au gré des fêtes et des engagements.

Jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, la quasi-absence de notation des musiques et de leurs paroles affectera leur transmission. Les phénomènes d’altération (par omission, déformation, niveau technique des pratiquants…) apparaissent dans les partitions dès le XIXème siècle, pour se poursuivre jusqu’aux premiers pas de la recherche ethnologique en France, dans l’entre-deux guerres. La chute de l’empire colonial Français entraînera un vif intérêt pour la société populaire métropolitaine, et l’avènement des premiers groupes folkloriques achèvera de figer certaines pratiques.

Outre les frères Briançon, Léon Larose, Antonin Aillaud et autres Raoul Cauvy vont être amenés à sortir des barques de joutes pour faire danser les treilleurs et les totems de l’Hérault. Pourtant, la raréfaction des cadres de pratiques, et de fait, des contrats d’engagement, n’incitera pas les hautboïstes de renom à dispenser leurs enseignements et à créer de la concurrence. Enfin, de nombreux débutants auront été rebutés par la complexité et l’archaïsme d’un instrument qui fait également de chaque musicien un artisan : l’auboïssaire doit fabriquer ses propres anches, couper et travailler son roseau, et parfois retoucher la perce. De la qualité de la fabrication dépend la qualité d’une sonorité qui faisait de certains instrumentistes de véritables références. On disait que certaines mélodies ne pouvaient être réalisées sans une anche irréprochable; que le roseau constituant la anche ne pouvait être cueilli qu’en certaines phases de la lune. Le bruit courrait même que certaines anches pouvaient jouer dans différentes tonalités avec le même hautbois. Michel Biau, professeur au conservatoire de Sète, s’efforcera de percer ces secrets que les frères Briançon emporteront avec eux2.

De nombreux airs traditionnels languedociens ont été créés par centonisation ; c’est à dire qu’ils sont composés de plusieurs airs indépendants, à la mode à différentes époques, et rattachés les uns aux autres au prix, parfois, d’une pirouette rythmique ou tonale. Ils illustrent plusieurs périodes de l’histoire languedocienne:

1- La période traditionnelle, pendant lesquelles les mélodies et les danses étaient encore vécues par une société paysanne qui les entretenait;

2- La révolution culturelle, née de l’industrialisation et de l’exode rural qui en a résulté. De nouveaux instruments engendrent de nouveaux genres musicaux (Valses issues du musette);

3- Le premier revival, pendant l’entre-deux guerre, qui modifie les mélodies de l’ancienne société par la mémoire lacunaire et/ou subjective des acteurs;

4- Le second revival d’après-guerre, qui maintiendra une pratique rituelle par l’adjonction de succès populaires (danses réalisées « sur l’air de. ».

Les musiques languedociennes ont longtemps oscillé entre une culture traditionnelle en désagrégation, et la tentation d’une adaptation aux nouvelles mœurs de la ville. Dans les rues, cet air traditionnel, puisé dans le répertoire étendu des ancêtres, ne sert parfois qu’à déplacer les danseurs ou les porteurs d’un lieu à l’autre; ces airs sont ainsi conservés, et évitent de tomber en désuétude. Ils seront notés lors des différents revivalismes pour être parfois érigés en hymne identitaire. Pourtant, de nombreux airs n’ont pas été sauvés, ou pas totalement, par les premiers folkloristes fonctionnant a priori : les airs récupérés ne sont pas toujours ceux attachés à la danse mais ont pu le devenir, par la force de l’habitude ou de la persuasion.

Tout n’est qu’oralité et imprécision, en matière de danses et de traditions.

1. Henri Mendras, La fin des paysans, 1967

2. Michel Biau était le filleul de Léonce Beaumadier. Ce dernier, ne pouvant plus jouer de hautbois, et s’étant brouillé avec les frères Briançon à force de demandes insistantes, avait mandaté Michel Biau auprès des deux hautboïstes Sétois dans les dernières années de leurs vies. La correspondance entre Léonce Beaumadier et les différents hautboïstes languedociens est conservée au musée du Biterrois.